Quelque part dans l’univers, le 29 juillet 2033
Cher John !
Tu ne le sais pas, mais je te dois beaucoup.
J’écris simplement cette lettre pour te remercier. Voici ce qui m’est arrivé alors que j’étais soldat.
Tu nous couvre !
Des ennemis étaient retranchés à l’étage d’une grande bâtisse faisant l’angle de deux rues. Alors que tout le monde se mettait en place pour lancer l’assaut, le capitaine m’avait pris à part et donné l’ordre de rester au bas de la maison que notre unité allait « nettoyer ». Il connaissait très bien mon manque d’aptitudes au combat. Il savait que m’intégrer à l’équipe me faisait courir un risque et, surtout, faisait courir un risque à l’unité entière. Mes réactions étaient si imprévisibles que je risquais de faire échouer l’opération. Il valait mieux me laisser en arrière. « Tu nous couvre ! » m’avait-il dit d’une voix froide tout en me lançant un regard neutre, comme à son habitude.
J’étais ainsi retranché dans le hall d’entrée, mon fusil d’assaut entre les mains, inutile, à guetter la rue déserte. Personne n’osait sortir pendant les combats. Les civils étaient tapis chez eux et je me faisais aussi discret que possible. La chaleur était suffocante. J’espérais simplement que tout se terminerait très vite et que l’on retournerait aussitôt au camp. Je tremblais. J’avais peur…
Au bout de quelques minutes, le combat était engagé. Comme toujours, je me recroquevillais dans un coin. Les voix de mes compagnons se mêlaient à celle des ennemis et j’étais bien incapable, à les entendre, de savoir comment tournaient les événements. J’entendais des fusillades, des explosions et des cris à l’étage. Généralement mes compagnons, aguerris à ce genre de combat rapproché, à cette guérilla urbaine, agissaient très vite. En quelques minutes, les lieux étaient visités, les ennemis froidement éliminés, pièce par pièce. C’était la mission de notre unité : vider les bâtiments de la ville des snipers et des groupes de soldats qui s’y retranchaient. Le travail était nerveusement épuisant pour tous, et particulièrement pour moi, qui ne participais pourtant que très symboliquement.
Cette fois-ci, l’assaut durait. C’est alors que j’ai entendu une explosion plus violente que celles des grenades que nous utilisions et la maison entière s’est trouvée ébranlée. La panique m’a immédiatement envahi. J’ai d’abord pensé à m’enfuir, à courir, mais pour faire quoi et aller où ?
Respirant lentement, j’ai réussi à me calmer. Tout était silencieux. Négligeant la rue, je guettais maintenant les escaliers, dans l’espoir de voir apparaitre le capitaine ou un camarade. Mais personne ne se présentait.
Reprenant mes esprits, petit à petit et autant que j’en fusse capable, je me rapprochais de la première marche de l’escalier menant à l’étage. Je tendais l’oreille, à l’affut du moindre bruit qui pourrait me rassurer quant à l’issue de l’attaque. Je veillais également à ne pas signaler ma présence.
J’entendis alors un râle de douleur, suivi d’un appel au secours. Quelqu’un demandait de l’aide, quelqu’un de mon camp, puisque je comprenais.
Jamais je n’avais eu aussi peur de ma vie. Mais j’avais été formé pour cela : un compagnon d’armes appelait, je devais faire quelque chose. C’est ce que j’avais appris au camp d’entrainement. C’est ce que je devais faire, malgré mon manque de courage. Je serrais mon fusil contre moi et je montais l’escalier. Les premières marches semblaient tanguer sous mes pas…
Je ne suis pas un soldat !
Je n’étais pas fait pour l’armée, la vie de garnison, ni pour les combats. Profondément antimilitariste et pacifiste, j’avais tout fait pour ne pas être mobilisé : report pour poursuivre mes études, raisons psychologiques plus ou moins inventées, j’étais prêt à tout pour éviter d’être envoyé au front. Au front ? Sur l’un des fronts…
La situation géopolitique mondiale était devenue si complexe, les luttes s’enchainaient sous forme de conflits armés, d’ingérence ou de luttes d’influence dans le monde entier. La quasi-totalité des nations agissait pour le contrôle des énergies fossiles, des matières premières ou de l’eau, sur fond de religion ou d’appartenance à un camp. Le chaos devenait total. Presque toutes les nations étaient concernées, soit parce qu’elles étaient le théâtre de combats, soit parce qu’elles y étaient impliquées.
La forme des conflits avait changé. Les nations les moins bien armées mêlaient guérilla et actions presque terroristes pour se défendre. La distinction entre militaires et civils était parfois impossible à faire tant les luttes étaient confuses. Pour parer à cela, les armées les mieux organisées formaient un grand nombre d’unités spéciales, mobiles et surentrainées, prêtes à agir rapidement dans toutes les situations. Les guerres du 21e siècle ressemblaient à des bombes à fragmentation et se décomposaient souvent en une multitude d’escarmouches.
Nous sommes en guerre
Mon pays était en guerre, officiellement ou non, dans de nombreuses régions du monde. Une habitude de l’ingérence acquise au fil des siècles restait ancrée dans l’esprit de tous les citoyens et personne n’y trouvait à redire.
Le service militaire, qui avait disparu pendant quelques années, avait été remis au goût du jour en 2025, devant le besoin croissant de soldats jeunes et endurants. Ce service national durait alors trois ans, comme dans de nombreux autres pays. Après un an d’instruction en caserne, chaque soldat était affecté à un corps d’armée puis partait rejoindre son affectation. Suivaient quelques mois d’entrainement intensif sur le terrain, puis la plupart des recrues rejoignaient une unité dans laquelle l’esprit de corps régnait en maître.
Cela fonctionnait. Les scientifiques avaient bien montré ce qui peut pousser quelqu’un à accomplir des actes auxquels il n’aurait jamais pensé. Pour une nation ou une religion, pour un idéal, on peut accomplir beaucoup de choses. Mais plus encore, au front, lorsque la vie de camarades dépend de nos actions, il est impensable de ne pas faire corps avec son unité.
Mais cela ne fonctionnait pas avec moi.
Ces années de service étaient un enfer. Par peur et incompréhension, je m’étais replié sur moi-même. Je n’avais pas d’ami. Les autres m’avaient tout d’abord pris pour un con ou un fou, parfois pour un traitre. Devant mon absence de réaction (j’en étais bien incapable), mes camarades m’avaient alors laissé de côté en s’efforçant de m’ignorer. Les gradés, bien que ne sachant pas quoi faire de moi, avaient peut-être eu pitié. Dans tous les cas, ils avaient fait en sorte qu’on me laisse tranquille dans mon isolement. Par contre, on ne me réformait pas. Cela ne se faisait que rarement, uniquement pour de graves blessures ou lorsque des soldats glissaient dans la folie. Ce n’était pas encore mon cas. Je supportais donc comme je le pouvais mon calvaire et je ne trouvais de repos que dans la lecture et la méditation, lorsque j’en avais l’occasion. Le reste de ma vie de soldat s’apparentait à un cauchemar.
Capitaine ?
Les premières marches semblaient tanguer sous mes pas. Je serrais mon fusil contre moi et je montais l’escalier. Je n’avais pas le choix : quelle que soit ma peur, mon indifférence à ces combats, quelqu’un appelait au secours. Quelqu’un m’appelait.
J’atteignais le palier, qui était désert. Je restais sur la dernière marche de l’escalier, plaqué contre le mur afin d’être à couvert. Un peu plus loin, les murs montraient des traces de tirs, certains meubles étaient comme déchiquetés. Je prêtais l’oreille et j’entendis un râle provenant apparemment d’un couloir sur ma gauche. Je me penchais prudemment et aperçus mon capitaine allongé à terre. Je fis un premier pas pour aller vers lui, comme rassuré par sa présence et malgré son état. M’entendant bouger, il me fit un signe pour m’ordonner de stopper. Je m’arrêtais aussitôt.
Notre armée, comme beaucoup d’autres sans doute, avait fortement développé la communication gestuelle. Si nous comprenions les signes habituels et internationaux des militaires, un langage gestuel codé avait été établi pour notre camp. Chaque soldat le connaissait parfaitement. Ce code nous permettait d’échanger des informations très précises et nuancées sans que nos ennemis ne puissent les comprendre.
Le capitaine avait pris des risques en m’appelant. Mais il n’avait pas le choix. Maintenant que j’étais là, il n’était plus question de prononcer la moindre parole. Une étrange conversation silencieuse s’engagea alors, au cours de laquelle il m’apprit qu’il ne pouvait plus se lever seul, gravement touché à la jambe. Lorsque je lui demandais où étaient les autres, il m’indiqua qu’ils étaient sans doute tous morts lors de l’explosion que j’avais entendue. Je compris que, fort de son expérience du terrain, il avait eu le réflexe de se jeter dans le couloir juste à temps. Il ne restait donc plus que lui et moi dans notre camp. Il m’indiqua également que les ennemis s’étaient rapidement retranchés dans la pièce maintenant dévastée et s’étaient sans doute sacrifiés dans l’explosion.
Je lui indiquais que j’allais le sortir de là et il me donna l’ordre de ne pas bouger et de ne faire aucun bruit. Avec des indications précises, il m’expliqua qu’il avait entendu du bruit derrière une porte au fond du couloir après m’avoir appelé, porte non explorée par l’unité. Selon lui, il ne devait y avoir qu’une personne, mais il n’en était pas sûr. Je lui demandais bêtement s’il s’agissait d’un civil ou d’un militaire. Il ne répondit pas. Comme à l’entrainement, il m’expliqua ce que je devais faire : traverser le couloir sans faire de bruit, ouvrir la porte brusquement, me projeter dans la pièce et faire feu sur tout ce que je voyais.
Comme à l’entrainement
Je n’avais jamais réellement participé à un combat ni a aucune action de l’unité, étant toujours placé en retrait. Et je ne me sentais pas capable. J’avais de nouveau l’envie de fuir. Je croisais de nouveau le regard du capitaine qui devait comprendre ce qui se jouait en moi. Encore une fois, je n’avais pas le choix. S’il devinait ma peur, je lisais quant à moi la souffrance sur son visage.
Le capitaine me laissait le temps. Il connaissait mes faiblesses. Sa vie dépendait sans doute de moi. Je pouvais faire marche arrière, redescendre dans la rue et rentrer au camp comme je le pourrai. Ou alors je me cacherai en attendant la venue probable d’une unité de secours, qui mettrait toutefois du temps avant d’arriver. Que se passerait-il pour le capitaine ? Je n’avais pas le choix.
Sans dire un mot, je m’avançais dans le couloir, aussi silencieux que possible. Arrivant à côté du capitaine, j’allais me pencher sur lui lorsqu’il me foudroya du regard et m’indiqua de nouveau la porte du fond. Les gestes étaient simples : m’approcher silencieusement, ouvrir la porte aussi rapidement que possible, me lancer dans la pièce tout aussi rapidement et faire feu, profitant de l’effet de surprise. Je vérifiais pour la troisième fois que mon fusil était armé et je prenais mon souffle. Ma main tremblait en approchant la poignée de la porte. J’étais comme fou et finalement transcendé. Je tournais la poignée, je me ruais dans la pièce, le doigt crispé sur la gâchette de mon arme et je repérais aussitôt un combattant retranché dans un coin…
Qui va là ?
…Et je ne tirais pas.
C’était au-delà de mes forces, au-delà de ma volonté, au-delà de tout ce en quoi je croyais. Je ne tirais pas et je me voyais déjà mort, attendant la balle qui allait me toucher.
Et la balle ne venait pas.
J’ouvrais les yeux que j’avais fermés sur le coup de la terreur et je me trouvais face à quelqu’un qui me ressemblait. Enfin, il ne me ressemblait pas physiquement, mais avions sensiblement le même âge. Il ne portait pas les mêmes vêtements, les siens n’étaient pas militaires, mais il avait malgré cela tout d’un combattant. Il portait un fusil et il me tenait en joue, comme moi. Il était très pâle, les traits crispés, en sueur lui aussi. J’étais prêt à faire feu, tout comme lui. Et nous ne le faisions pas. Pourtant, le premier à appuyer sur la gâchette avait gagné !
Un observateur aurait trouvé la situation absolument étrange, un militaire aguerri l’aurait trouvé absurde : deux combattants, à la merci l’un de l’autre, et personne ne faisait feu.
La pièce n’était pas grande, nous étions face à face, apparemment incapables du moindre mouvement sans mettre notre vie en péril.
Statu quo
Au bout de quelques minutes, je me mis à trembler. Je ne voulais pas mourir. J’essayais quelques mots, qu’il ne comprenait pas. J’essayais en anglais. Le résultat n’était pas meilleur. Je lui disais que je ne voulais pas tirer, je lui disais de baisser son arme. En réponse, il semblait s’énerver et me lançait un flot de mots incompréhensibles. La tension montait. Il se crispait. Je ne baissais pas mon arme : dans un instinct de survie pathétique, je m’accrochais à mon fusil. Mon alter ego semblait dans la même position. Je ne pouvais me permettre aucun geste sans qu’il se sente menacé et sans mettre aussitôt ma vie en danger. Un simple geste d’apaisement aurait suffi, un signe amical peut-être, pour lui faire comprendre que je ne lui voulais pas de mal, que je voulais juste faire marche arrière et repartir. Mais mes mains restaient nouées sur le fusil et mon doigt tendu sur la gâchette.
Pourquoi ne faisait-il pas feu ? Pensait-il comme moi, avec la même trouille au ventre ?
Je n’ai jamais su dire combien de temps nous sommes restés face à face ainsi. Quelques minutes ou une éternité, les deux options étaient aussi probables l’une que l’autre. Mon esprit devenait confus.
Mais il fallait bien que je me sorte de cette situation.
Rêveur
Toute négociation était inutile puisque nous ne nous comprenions pas. Chaque geste inconsidéré risquait de faire dégénérer la situation.
Sans y réfléchir, je me suis mis à fredonner.
Ma voix tremblotait et je voyais les yeux de mon ennemi s’écarquiller de stupeur.
Mais je prenais de l’assurance et l’air devenant reconnaissable, je voyais les traits de mon vis-à-vis se détendre et je continuais, mêlant des paroles à mon fredonnement.
« Imagine… »
C’était possible !
« …brotherhood of man »
Cette chanson continuait à faire le tour du monde et mon message passait.
Tu peux dire que je suis un rêveur, mais je ne suis pas le seul apparemment, puisque nos armes se sont abaissées comme par magie.
J’adressais alors un salut avant de me retourner. Je savais que je ne risquais plus rien.
J’ai rejoint mon capitaine qui était évanoui. Il avait perdu beaucoup de sang. Une fois les premiers secours administrés et lorsque le capitaine est revenu à lui, je l’ai pris par le bras et je l’ai soutenu jusqu’au palier où nous nous sommes postés en attendant les secours.
Epilogue
Je n’ai jamais su ce que le capitaine avait compris ou entendu lors de mon intervention. Je ne lui ai pas demandé et il ne m’a posé aucune question. Il s’en est sorti sans grosses séquelles, j’ai été décoré pour ma bravoure et étrangement muté dans un service administratif de l’armée quelque temps après.
À la fin de mon service, j’ai retourné ma décoration aux services centraux de l’armée sans explication, et j’ai repris le fil de ma vie.
Merci John !
Avec toute ma gratitude…
Un soldat inconnu