A mon Papa.

« Papa, on arrive bientôt ? Là, au début de l’histoire, c’est mon grand frère qui demande, moi je ne sais pas encore parler.
– C’est encore loin, fiston, il faudra être patient. »

Et le frangin se remettait à regarder par la fenêtre et je continuais à sucer ma tétine, dans la belle 404 de Papa ! Parfois, je vomissais en route, ce qui rendait mon frère encore plus impatient d’arriver, à cause de l’odeur, je pense. Moi, l’odeur ne me gênait pas vraiment.

Quelques années plus tard, je savais parler, et même que je parlais beaucoup. Et lorsque j’étais lassé de jouer avec mes petits soldats sur la banquette arrière, lassé de jouer avec mon frère à compter, qui les voitures rouges, qui les bleues, c’était à mon tour de demander incessamment à Papa : « On est encore loin ? On arrive dans combien de temps ? Et mon père de répondre, toujours patient : pas encore, il reste encore trois cent cinquante kilomètres.
– Alors on arrive dans combien de temps ? »
La 504 (mon Papa était fidèle à la marque) filait tranquillement sur l’autoroute, la caravane attelée derrière.

Je crois que les retours de vacances sont toujours un moment étrange pour les enfants. À huit ans, à treize, à seize ans, on laisse toujours de belles choses en arrière, de bons moments, des amitiés, des amours même… Quelque chose du paradis. Et on le laisse derrière soi. On est costaud à ces âges-là : on encaisse sans broncher.

Je me suis toujours demandé si j’étais triste au retour de vacances. Et je me dis maintenant que le mot le plus juste serait mélancolique. Parce que je ne pouvais jamais ressentir de la tristesse quand j’allais retrouver les copains, les coins qui me sont chers et que je connaissais déjà par cœur, les odeurs de la fin de l’été. Mon chez-moi. Sitôt arrivé, j’enfourchais mon vélo, et je partais en reconnaissance. Reconnaissance, le mot est parfait.

***

Mais nous n’en sommes pas encore là. Rappelez-vous, nous étions sur l’autoroute et nous allions la quitter. Le trajet s’éternisait en longueur et l’impatience commençait à me gagner. Presque une journée à rouler, ça faisait beaucoup.
Et puis, au détour d’un virage, Papa me disait :
« Regarde, tu la reconnais ?
– Qui, où ?
– La montagne là.
Elle était reconnaissable entre mille.
– La Grande Sûre !
– Eh oui, on est bientôt arrivé. Répondait Papa plus détendu, qui devait lui aussi être pressé d’arriver, la fatigue aidant.
– Quand tu vois la Grande Sûre, c’est que tu es bientôt chez toi, fiston ! »

Et là, je la voyais, parfois brumeuse fin août, parfois sous un soleil resplendissant. Bon, soyons juste, parfois le ciel était bouché et je ne voyais rien, mais peu m’importe, cette Grande Sûre, qui n’atteint pas les deux mille mètres reste pour moi le sommet des montagnes. C’est ma boussole, mon repère. C’est elle que je regarde quand je veux reprendre mon souffle, quand je cherche l’inspiration, quand je vois le soleil se lever et même quand je veux connaître la météo du lendemain.

***

Beaucoup plus tard, c’est d’elle dont j’ai parlé à mon Papa, lorsque je le conduisais à l’hôpital pour des examens difficiles ou pour des opérations. Là, c’est moi qui conduisais et je lui disais :
« Tu sais, si ça ne va pas, pense à la Sûre (on l’appelait par son petit nom entre nous) respire et visualise-la Sûre, laisse le reste de côté.
– Oh, j’y pense ! Je pense à la Sûre, en arrière-plan de mon grand figuier. »
Ça aide à supporter les épreuves.

L’année du décès de mon Papa, je me suis souvenu des merveilleuses vacances au camping. Il travaillait beaucoup, mon Papa, se laissait empêtrer toute l’année par les soucis de son quotidien, mais il arrivait à se détendre en vacances. De longues vacances, sous les pins. Même s’il filait à la cabine téléphonique tous les deux jours pour prendre des nouvelles de l’usine, il arrivait à lâcher prise. À prendre du temps avec moi. Un temps inestimable.

***

Me rappelant tout cela, alors papa à mon tour, j’ai cherché une caravane d’occasion, en rapport avec mes moyens. Je l’ai trouvé jolie, simple, mais fonctionnelle, parfaitement faite pour notre petite famille. Idéale.

Et aujourd’hui, au retour des vacances, ma fille, qui me dame le pion en bavardage, me demande parfois si la route est encore longue jusqu’à chez nous.
Je la regarde dans le rétroviseur, la voyant parfois jouant sur son téléphone, parfois répondant à un SMS, parfois simplement perdue dans ses pensées.
Et tant que je ne vois pas la Grande Sûre, je ne peux que lui demander d’être patiente.

***

Pour mes études, pour mon travail, j’ai bougé. J’ai changé de lieu pour plus ou moins longtemps. Je déménagerai peut-être encore, mais il y a une chose qui m’est restée : « Quand tu vois la Grande Sûre, c’est que tu es bientôt chez toi ».

Je ne sais pas comment ma fille vivra cela. C’est une histoire de famille, la Sûre. Peut-être qu’elle ira voir du pays, peut-être vivra-t-elle à l’autre bout du monde, mais une chose est certaine (je n’ose pas dire sûre) : si un jour elle a mal à ses racines, elle pourra toujours venir faire un tour par chez nous, s’assoir et contempler ce sommet majestueux.

C’est une ancre, un phare.

Merci ma Grande – Le texte à télécharger au format pdf.